Séraphine LOUIS, dite Séraphine de Senlis 1864-1942

 

 Séraphine 1

Feuilles 1928 -1929, Paris, collection Dina Vierny.Huile sur toile, 195x130cm.

 

     « Ces fleurs, ces feuilles et ces fruits sont en vérité l’image de Dieu, l’âme de cette France royale, le symbole de la ville médiévale génie de sa cathédrale dont le tintement des cloches s’est, par miracle mué en couleurs. Il ne s’agit pas ici de peinture rustique décorative, comme on peut en trouver partout mais d’une des œuvres les plus puissantes et les plus fabuleuses de l’histoire qu’on ne juge avec équité qu’en considérant avec la bergère d’Arsy la sœur cadette de la bergère de Domrémy une apothéose de vocation divine analogue à celle du sacre de Reims, dans cette fin d’un esprit qui sombre dans la démence, un événement correspondant à la mort sur le bucher de Rouen ».
       Texte un peu étrange, où l’exaltation d’une spiritualité nationale fait invinciblement songer à Péguy ou Barres. Il ne s’agit pourtant pas d’un Français mais d’un Allemand ; non plus d’un nationaliste mais d’un pacifiste, européen avant l’heure et dont la seule patrie est tout entière dévolue au monde de la peinture. Alors, pourquoi Wilhelm Uhde, à qui l’on doit précisément la découverte de Séraphine Louis, lorsqu’il écrit Cinq maitres primitifs (1), se livre-t-il à une telle ferveur ? Car ce marchand et critique d’art, qui a également déployé beaucoup d’efforts pour faire connaitre les œuvres du Douanier Rousseau, considérait le jeune Braque comme le plus grand génie de son temps et achetait les premières toiles, non seulement  de Picasso, mais aussi des Fauves. Quête exacerbée d’un primitivisme dont la variété des courants  peut conduire à bien des malentendus.
       Ainsi, sans nier l’apport décisif de l’art nègre (appellation devenue si désuète) dans l’avènement du cubisme au cours des bouillonnantes années expérimentales des Demoiselles d’Avignon, force est de reconnaitre dans l’évolution ultérieure avec le cubisme analytique, qui constitue l’acmé du mouvement, une profonde réappropriation du langage plastique par ce mode de pensée occidentale plus cérébral que sensitif. Quant au Fauvisme, difficile d’oublier, malgré la violence des couleurs, sa dette envers le divisionnisme de Seurat ou autre Signac, artisans plus scrupuleux qu’inspirés, sans cesse absorbés par la lecture des théories optiques de Chevreul et qui, de ce fait, prenaient la peinture comme une science.

      Restent les sans-noms, autodidactes obscurs, en marge des courants et des évolutions, curieux peintres du dimanche qui peignent tous les jours, parmi lesquels on retrouve le Douanier Rousseau et Séraphine Louis.
      Aux yeux de Wilhelm Uhde, le primitivisme de Séraphine Louis, qui  s’inscrit dans la filiation plus ou moins inconsciente d’un âge d’or chrétien peuplé de cathédrales et orné d’enluminures, agit comme un facteur de libération des facultés créatrices.

       La lecture du texte d’Uhde permet d’ailleurs un rapprochement saisissant avec Le Rêve d’Emile Zola dont Angélique, la figure principale du roman, offre de nombreuses analogies avec Séraphine. Les origines d’abord : toutes deux sont orphelines ; les prénoms, bien sur, avec ces évocations de créatures célestes ; et puis le cadre qui ne se résume pas à la géographie (Senlis et Beaumont, petites villes de bourgeoisie provinciale de l’Oise) mais qui conditionne profondément l’orientation de ces vies fragiles : au pied ou à proximité d’une cathédrale, généreuse et cruelle dispensatrice de visions sacrées, ou supposées telles. Celles-ci vont conduire Angélique et Séraphine à sublimer par la peinture ou la broderie, cette conviction obstinée, fille d’une excessive solitude, qu’elles appartiennent au cercle des élues désignées par la vierge et les saints. Enfin, toutes deux rêvent d’épouser un prince échappé d’une enluminure. Angélique qui finit par le  trouver, expire le jour de son mariage, après une agonie qui l’élève au rang des martyres. Mais Séraphine s’invente un mystérieux fiancé nommé Cyrile. Persuadée de son enlèvement imminent pour convoler en Espagne, la femme de ménage de Senlis va jusqu’à se confectionner une robe de mariage. Car Séraphine Louis n’appartient pas au monde de la fable, ni à cette parenthèse onirique  qu’Emile Zola, a voulu accorder aux Rougon-Macquart, ni à aucune autre. C’est un être de chair et de sang, dont la solitude confine à l’isolement, absorbé tout entier dans ce besoin exalté de peindre, sans cesse et toujours, sur le premier support venu, expression d’un  ravage intérieur qui accuse une irrémédiable fêlure.

 

Séraphine 2

Séraphine Louis, photographiée  à son domicile qui tient lieu d’atelier, après 1920 par Anne-Marie Uhde.

      Pas d’humains dans ces toiles, mais pas de ciels non plus ; Des fonds ripolinés plus ou moins unis, sur lesquels elle dispose des assemblages, tantôt désordonnés, tantôt structurés autour d’un axe et de ramifications, des végétaux (fruits, fleurs ou feuilles) et des plumages, qui remplissent la surface au nom du principe millénaire de l’horror vacui. Cette entreprise de saturation, véritable logorrhée du pinceau, comble cet isolement de l’auteure, absorbée dans son monologue. Parce que l’espace est précisément saturé, la peinture n’admet ici aucune porosité avec le monde des autres. Ce refus d’une quelconque altérité renvoie bien à l’univers du primitif, dont la cohérence et la survie dépendent de la césure pérenne avec tout ce qui ne relève pas du dedans. Dès lors, inutile d’aller chercher une parenté stylistique dans ces compositions qui oblitèrent toute appréhension évolutive, le primitif se tenant hors de l’histoire.
      Primitive, Séraphine Louis l’est aussi par la religiosité, indissociable d’une existence dont la moindre remise en cause en marquerait la fin puisqu’elle constituerait la perte irrémédiable de sa virginité (ce dernier point, crucial, rejoint la pathologie clinique si l’on considère  l’angoisse, qu’elle a nourrie toute sa vie, de se retrouver enceinte d’un prêtre, alors que Séraphine n’a jamais connu d’hommes).
      Piété, où l’évidence de Dieu et surtout, de la Vierge, justifie la mitoyenneté presque ordinaire avec un surnaturel peuplé de voix et d’apparitions.  «Si vous saviez ce que c’est beau lorsqu’ elle vient » affirme-t-elle sans que le plus léger doute ne puisse ébranler les certitudes de ce cœur simple.
      Offrande, fille de l’adoration. Toutes ces compositions peintes dédiées à la Vierge se conçoivent sur le mode de la frontalité car  dans son besoin d’immédiateté, l’offrande ne peut se satisfaire que de celle-ci. Et puisque le monde de Séraphine s’apparente finalement à celui des animistes – reconnaitre le divin dans les manifestations de la nature – il ne peut s’agir que de fleurs, de feuilles et de fruits, constellés de mille yeux, tapis dans le frémissement des plumages. 
      La saturation des composants ornementaux (Uhde a raison de rejeter des velléités décoratives, l’ornementation répondant davantage au principe de la louange) se trouve étroitement liée au phénomène de l’accumulation des œuvres, condition préalable de la répétition. Mais cette répétition de l’acte ne tarde pas à réclamer une réévaluation du format, rendue possible par la collaboration active de son mécène Wilhelm Uhde (qui participe ainsi à l’accélération du dérèglement psychiatrique).Désormais, Séraphine Louis ne peint que sur de grandes toiles qu’elle dispose à plat à la manière de Pollock. Ce phénomène de grossissement, qui ne se résume pas à un simple changement d’échelle, demeure un sujet passionnant dans l’histoire de la peinture car il traduit la maturation d’une obsession. Voyez Monet et ses Nymphéas (2) mais aussi Rothko et ses monochromes. Mais, malgré l’indéniable épanouissement formel de sa production, le parcours de Séraphine Louis, à la différence de celui de Monet ou de Rothko, atteste d’une fixité  du geste et de l’idée plutôt que d’une maturation. Toutes ces offrandes, qui saturent ainsi la toile agrandie agissent comme  une amplification entêtante  de son désordre intérieur.
      Spécificité clinique de l’auteure qui la rattache à l’art brut plutôt qu’aux Naïfs, malgré la présence un peu incongrue de ses toiles dans des musées dédiés à cette famille picturale  (3). Plus largement, l’Art Brut selon Jean Dubuffet, son théoricien – mais ne risque-t-on pas de dévoyer le sens originel du mouvement en employant ce terme ? –  c’est l’art des « productions de toute espèce – dessins, peintures, broderie, figures modelées ou sculptées etc. – présentant un caractère spontané et fortement inventif, aussi peu que possible débitrices de l’art coutumier ou des poncifs culturels, et ayant pour auteurs des personnes obscures, étrangères aux milieux artistique professionnels ». Et c’est bien ainsi qu’il faut entendre le florilège d’affirmations bruyantes et un peu courtes qui stigmatisent l’espace de marginalité dans lequel se tient Séraphine : « Je fais comme ça, je n’y connais rien », « je ne peins pas avec des tubes » mais aussi «  je veux savoir ce que je mange ».

 

   Séraphine 3 

  Les grappes de raisins Vers 1930, Huile sur toile, 146x114cm. Paris, collection Dina Vierny 

 

       Dans les années Trente, la France, étendard de la démocratie, était certes plus évoluée que notre voisin d’outre-Rhin : tandis, en effet,  que le régime nazi s’empressait de stériliser puis d’éliminer, au nom de l’hygiène de la race, les handicapés de toutes sortes, «  ces vies indignes de vies », les autorités sanitaires de la République, au nom du principe de salubrité, écartaient de la société tous ces gens que l’on nomme aujourd’hui « différents » en les jetant, pêle-mêle, dans des maisons d’aliénés, qui s’apparentaient davantage à des prisons qu’à des hôpitaux, pour les laisser croupir jusqu’à la fin, sans la moindre assistance psychiatrique, sinon médicale.
       Ainsi en est-il de Séraphine Louis, sorte de Camille Claudel du pauvre, que l’aggravation de l’état, mais aussi les excentricités sur la voie publique ont conduit à l’asile de Clermont où elle devait passer les dix dernières années de sa vie dans les conditions pitoyables que l’on sait. Et lorsque l’on s’attarde sur le certificat d’admission daté du 26 février 1932, on reste un peu interdit devant cet étrange procès-verbal médical qui tient presque autant de la verve surréaliste de Raymond Queneau que du docteur Knock :
      « Est atteinte de psychose chronique avec idées de grandeur : elle est artiste peintre ; elle va partir en Espagne pour se marier avec un ancien capitaine – idées de persécution : poison, mort-aux-rats, un notaire veut abuser d’elle – hallucinations auditives : entend la voix de sa sœur décédée, la voix de Dieu et celle de la Vierge – Idées délirantes imaginatives avec appoint mythique – Hallucinations visuelles – Etat actuel d’euphorie – Délire évoluant depuis plusieurs années – lettres de dénonciation, tapage nocturne, scandale à la cathédrale. Goitre. Pâleur du teint – A admettre».

 

 
NOTES

1. Cinq maitres primitifs (Rousseau, Vivin, Bombois, Beauchant, Séraphine).Ed. Dauty, Paris, 1949.
2. Le cas des Nymphéas reste passionnant à plus d’un titre : qu’est-ce que le jardin de Giverny, avec ses bassins artificiels, sinon une recréation de la nature entièrement vouée au legs testamentaire de l’Orangerie (1916-26)? Les compositions horizontales ne sont d’ailleurs pas seulement surdimensionnées, elles épousent la concavité des parois de ce sanctuaire muséal.
3. Voyez, par exemple, les musées d’Art Naïf de Laval, Nice et Noyers-sur-Serein.

Comments
5 Responses to “Séraphine LOUIS, dite Séraphine de Senlis 1864-1942”
  1. Stanislas Brajter dit :

    Je n’aime pas beaucoup les fleurs, mais la peinture et la vie de Seraphine de France me touche enormement. Je suis heureux que ce sont les cineastes qui decouvrent les artistes inconnues, p.ex. phantastique Frida Kahlo de Mexique ou Nikifor de Pologne.
    Salutations
    Stanislas

  2. delapeinture dit :

    Merci de m’avoir fait connaitre le peintre polonais Nikifor!A bientôt,Stanislas!François

    • Marbey dit :

      Artiste peintre , Béatrice Marbey

      Merci d’avoir sorti Séraphine de l’oubli et du silence.Merci de nous avoir montré comment, de sa passion pour les arbres et de son acharnement a mixé ses couleurs, la sève de son imagination a donné le jour à toutes ces oeuvres qui ne ressemblent à celles de personne d’autre.

  3. Merci pour toutes ces informations et surtout de m’avoir fait decouvrir un peintre que je ne connaissais pas
    amicalement
    Gilles

  4. Thierry Mauger dit :

    L’analyse de l’oeuvre de Séraphine Louis est tout simplement remarquable. Elle nous permet d’atteindre les tréfonds de l’inconscient qui émerge sous forme picturale chez cette femme atteinte d’une grâce « divine ».

    Encore merci.

    Thierry

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