SUZANNE AU BAIN de Francesco HAYEZ
1850, Londres, National Gallery
Faire de Francesco Hayez (1791-1882) un Delaroche italien, comme on l’entend trop souvent depuis Chastel, c’est tomber un peu vite dans cette analyse réductrice qui, multipliant les parallèles historiques (tentation d’associer des contemporains) et esthétiques (assimilation des écoles qui répondent ici à la sensibilité de l’éclectisme) ne tient pas compte des qualités intrinsèques de chacun. Sur l’ensemble de sa carrière, Delaroche est en effet, demeuré fidèle à la peinture du juste milieu, notion abusivement considérée par la critique puis par l’historiographie comme une atténuation bourgeoise du romantisme (mais le romantisme n’est-il pas, dans sa quête individuelle, la démarche bourgeoise par excellence?).A la vérité, le juste milieu de Paul Delaroche, malgré son immense succès auprès du public, ne se résume pas à une illustration picturale du juste milieu politique de Guizot et on redécouvre aujourd’hui toute la cohérence d’une œuvre dont l’éclectisme répond précisément à cette vivante interrogation de l’histoire, considérée en tant que sujet majeur non parce qu’il domine la hiérarchie des genres mais parce qu’il offre une structure pérenne de la poétique de l’évocation. Et si l’on veut bien mettre à part les compositions religieuses de 1856 qui laissaient augurer de nouveaux horizons, il faut aussi souligner sur le plan stylistique, la profonde unité de son œuvre.
Francisco Hayez, peintre protéiforme, manifeste au contraire une certaine mobilité dans son langage pictural. A ce titre, il semble ne jamais choisir de voie définie et sa longue carrière offre une telle pluralité d’approches qu’il est bien difficile de cerner les contours de son œuvre. Cet éclectisme ouvert puise naturellement son inspiration autant dans la longue tradition de la peinture italienne que parmi ses contemporains. Quelques exemples : Roméo et Juliette(1) se rattache aisément au genre troubadour tandis que la facture du Samson(2) se réfère de façon explicite au néo-classicisme. Alors que La fascinante créature hybride de Venus jouant avec deux colombes (3) semble agir comme une contribution tardive au maniérisme florentin, le réalisme épuré de l’autoportrait avec un groupe d’amis (4) le place au cœur du meilleur ingrisme. Enfin, dans la destruction du Temple de Jérusalem(5), véritable préfiguration des fresques épiques du cinéma muet, on reconnait toute l’attention naturaliste qu’une époque pouvait accorder à l’Histoire didactique.
Hayez semble avoir pâti d’une certaine indifférence de la part de histoire de l’art, sans doute parce que celle-ci, entièrement modelée sur les nouveaux poncifs de la modernité, se devait d’exprimer les plus vives réserves à l’égard d’une peinture d’histoire considérée comme le négatif absolu des Macchiaioli, nouvelles icônes obligées de la non conformité , de l’anti-académisme, etc. Mais les tableaux de Fattori ou de Signorini m’indiffèrent presque toujours alors que ceux d’Hayez portent en eux la marque de leur singularité.
Admirable tableau. Il fallait oser une partition si résolument binaire de la structure verticale. Dans cette opposition qui prend la forme d’un diptyque d’ombre et de lumière, Hayez traduit d’un seul trait, dessiné par l’arête du mur, l’antagonisme des grands mythes fondateurs (vie-mort, bien-mal).Dans la partie droite, à mesure que l’œil s’accoutume à la pénombre, nous distinguons les eaux dormantes du bassin et cet arc en plein cintre qui, tout en clôturant l’espace comme un mur de scène, prolonge cette impression d’abîme. La jambe gauche, dans son oblique, unifie les deux ensembles, non seulement dans le mouvement mais aussi dans son traitement : le rendu des carnations se rapproche d’un certain idéal classique tandis que celui de la plante des pieds (traces d’usure et de salissure sur le talon et à l’endroit des os métatarses) renvoie à des préoccupations réalistes.
Dans ce geste de protection (repli hâtif de la main qui presse le linge sur le sein) et cette expression qui reflète la lueur d’une crainte, Suzanne s’apparente aux figures de ces annonciations qui mettent l’accent sur la conturbatio de la vierge, mélange d’étonnement et d’inquiétude à la vue de l’ange Gabriel (fig.1).
Fig.1
Le lien avec la vierge ne se limite d’ailleurs pas au seul rapprochement psychologique et peut offrir une intéressante lecture du personnage. Dans le texte de Daniel, il est précisé que Suzanne, jeune femme d’une grande beauté, a épousé un certain Joakim, Juif issu de la déportation à Babylone, devenu très riche, sans doute par le commerce, et jouissant d’une certaine autorité dans sa communauté. Les épisodes comme Suzanne au bain ou Suzanne et les vieillards décrits par les artistes ne nous montrent donc pas une vierge mais une épouse dont le mariage est censé être consommé au moment des faits. On connait pourtant une troisième mouture sous l’appellation de chaste Suzanne comme en témoigne une abondante production de toutes les époques avec bien sûr Rembrandt mais aussi, plus proche de Hayez, Chassériau, Henner ou encore Moreau. Au reste, que signifie être chaste ? Pour faire simple, prenons les usuels. Dans le Robert, le terme est sans équivoque : « qui s’abstient volontairement des plaisirs sexuels ».Le Larousse, tout en acceptant cette définition, en énonce une autre, dont les contours plus flous accusent le manque de lisibilité : « qui respecte les règles de la pudeur, de la décence ».D’autant moins lisible que le Larousse en question, à propos du mot chasteté, après avoir mentionné son étymologie (du lat. castitas : pureté)en revient à la définition usuelle : « fait de s’abstenir des plaisirs charnels, par conformité à une morale ».Voici donc un terme pour le moins explicite mais dont les enjeux du signifié débordent largement du vocable. Quels enjeux ?
Malgré sa nature plus ou moins apocryphe, l’iconographie relative à Suzanne, largement diffusée à partir de la Contre-Réforme répond à des préoccupations didactiques évidentes. Depuis saint Augustin, l’exégèse des docteurs de l’Eglise a privilégié deux directions principales. Sur un registre proprement théologique d’abord, les rapprochements incessants entre les textes visent à démontrer que l’Ancienne Alliance, trouve son accomplissement dans la Nouvelle Alliance avec la figure du Christ, rédempteur universel, et dont l’Eglise reste l’unique dépositaire. Toutes ces correspondances qui validaient la nécessaire dimension historique des sources du messianisme trouvent un prolongement sur un autre registre. L’Eglise, parce qu’elle revendique le statut de Nouvelle Epouse, entend désormais placer la femme dans le schéma antithétique de la sainte ou de la pécheresse : La sainte, dans son asexualité (combien de saintes, mères de familles ?) et la pécheresse, réduite aux seuls excès de la chair. Question qui se résume au fond à l’acceptation pleine et entière de son propre corps. A ce titre, l’interprétation autorisée du Cantique des Cantiques, a valeur d’exemple : après avoir oblitéré l’indéniable dimension érotique de cet échange amoureux, l’Eglise met en exergue l’expression symbolique de la relation entre l’homme et Dieu au sein de son institution. Cette entreprise de démolition systématique de l’amour physique a naturellement entrainé sur le plan iconographique un oubli manifeste pour le Cantique des Cantiques.
Dans son ambivalence, Suzanne se retrouve à la confluence de ces spéculations théologiques et devient l’expression métaphorique de l’Eglise renaissante et triomphante. On peut ainsi observer dans la forêt située à l’arrière plan, les rejets (Nouvelle Alliance) qui poussent sur de vieux troncs (Ancienne Alliance).Cet accomplissement s’appuie sur la thématique obligée du passage, en conséquence du baptême. Les eaux dormantes, presque noires, renvoient donc à la mort baptismale, condition préalable du catéchumène d’après saint Cyrille(6).
Que reste-il alors de Suzanne, en tant que femme ? Le tableau de Hayez exprime ce conflit entre le statut d’épouse profane et celui d’épouse sacrée (entendue au sens de préfiguration-personnification). La présence des symboles traditionnels du mariage témoigne d’ailleurs des contradictions et obscurcit la lisibilité psychologique. Ainsi, le lierre, signe de fidélité, offre une interprétation équivoque : fidélité conjugale ou allusion christique ? Mais ce sont les cheveux dénoués (marque des jeunes filles et non des épouses) qui signifient peut être le mieux l’ambigüité du sujet. Plutôt que l’expression d’une pudeur mise à mal par la lubricité des vieillards, je crois deviner la manifestation d’une séparation symbolique avec Joakim. A l’image de ces cheveux qui se défont, les liens terrestres du mariage n’ont plus de raison d’être. Au nom de considérations théologiques, il semblerait donc que la reconnaissance juridique de l’innocence de Suzanne lors du jugement de Daniel, ait entrainé, par analogie, un glissement progressif vers la chasteté même de Suzanne. Le linge blanc que presse fébrilement l’héroïne renvoie ainsi à tout le champ lexical de cette notion dont les institutions ecclésiastiques et le droit canon ont su décliner les nuances : abstinence, pudeur, continence, pureté, virginité etc. En définitive, pour rejoindre le cortège des saintes et afin d’assumer la charge symbolique ecclésiale, notre Suzanne aux cheveux dénoués s’apparente bien à ces éternelles icônes dont la chasteté s’est transformée en virginité.
Bien évidemment, lorsqu’en 1850 Francisco Hayez peint ce tableau, le thème de Suzanne s’est depuis longtemps dilué dans la scène de genre, au point de se confondre avec celui de la toilette de Venus ou de Diane au bain (7) et malgré l’indéniable renouveau de la peinture religieuse dans les premières décennies du XIXe siècle, il semble difficile de le rattacher directement à cette sensibilité (8). Il s’inscrit plutôt dans la tradition des peintres de Salon dont chaque tableau assure le renouvellement de l’élan créatif et affirme l’individualité de ces auteurs. Mais puisqu’il se trouve qu’une part non négligeable de sa production relève précisément du genre religieux, il nous faut bien l’aborder en tant que tel. De le Contre-Réforme au Printemps des peuples, cette peinture religieuse a naturellement connu une inéluctable autonomie, autant dans l’inspiration que dans l’interprétation, et malgré le maintien d’une surveillance, au demeurant bien légitime, mais encore pointilleuse de la part des autorités ecclésiastiques vis-à-vis de la peinture décorative destinée aux églises (la fresque mais aussi le tableau d’autel constituant les supports privilégiés), le tableau de chevalet, dont la mobilité du support favorise une lecture plus souple et plus directe, ne tarde pas à s’affranchir de la rigidité multiséculaire du cadre institutionnel. Mais ne nous trompons pas sur les termes. Avec cette Suzanne au bain, je vois bien plus qu’une licence iconographique ou un simple prétexte pour autoriser une énième représentation de nu féminin. Aussi, Hayez, qui déplace le mythe des origines vers celui de l’identité, nous renvoie à une double approche. D’une part, la classique maturation du thème par le processus d’assimilation (syncrétisme iconographique qui assume les différentes strates culturelles) qui dans le domaine des arts se rapproche du concept de l’iconologie décrit par Erwin Panofsky. D’autre part, et c’est ici davantage le legs de Jung (pour la lecture d’un inconscient collectif au travers du mythe) mais aussi celui de Georges Bataille (pour l’irrévérence salvatrice de son contenu subversif), le vaste chantier expérimental de la psychologie des profondeurs.
Au travers de cette contribution à l’entreprise de maturation collective, il faut donc interroger ce que le peintre laisse entendre à son insu en exhumant une lecture réactive autant que rétroactive pour le moins dynamique. Quelle lecture ?
Dans la volonté de savoir, Michel Foucault explique le développement du discours sur le sexe par la pratique sans cesse plus élaborée de la confession. Se confesser, c’est avouer, mais la reconnaissance de l’aveu ne suffit pas. Il faut se livrer à la description de ses vices, pratiques ou autres perversions. Ainsi, l’institution de la confession, en rassemblant la nomenclature des péchés, libère la parole et désinhibe les mentalités collectives.
Si je tente alors d’appliquer la démonstration à la thématique religieuse de notre vierge héroïque, on observe le même processus de libération. De fait, La vocation édifiante de la célébration cathartique de Suzanne ne peut l’affranchir de son enveloppe corporelle, ce qui entraine inévitablement l’énonciation visuelle du corps, non plus simple vecteur symbolique mais élément autonome qui trouve sa justification dans l’élaboration de sa description même. Acte libérateur non plus de la parole mais de l’expression plastique et sensuelle du corps retrouvé.
Mais le propos est un peu court si on le réduit au seul point de vue du spectateur, avec cette affirmation visuelle du corps en tant qu’élément charnel. Pour qu’il y ait libération véritable, c’est-à-dire reconnaissance pleine et entière du corps, Il faut que Suzanne elle-même prenne conscience de la part de sexualité qui dormait sous la cendre vétérotestamentaire. Une telle prise de conscience ne peut venir que d’un agent extérieur, ce qui nous amène, en réexaminant les choix scéniques opérés par Hayez, à considérer deux hypothèses, au fond très similaires : le trouble de Suzanne provient, soit de la brutale intrusion des vieillards dans le jardin(9), soit de notre propre regard qui agit par le truchement de quelque caméra subjective (soulignons ici la connexion, interactivité dynamique, entre le peintre, son œuvre et le spectateur). Par ce regard agissant, qui traduit autant l’admiration que le désir, nous révélons bien à Suzanne le pouvoir sensuel qui émane de ce corps. Dès lors, le parallèle précédemment évoqué avec le thème de l’Annonciation offre une lecture radicalement inversée. Car, dans la fulgurance de son épanouissement, Suzanne est précisément une apparition. Et ce regard troublé de la conturbatio résume ici l’inéluctable confusion psychologique qui s’ensuit. De même, si l’on admet que dans la sémiotique des symboles, les signes offrent nécessairement une pluralité d’interprétations, on peut tout aussi bien reconnaitre, avec le lierre et les rejets, l’expression d’une nature vivace, les cheveux dénoués étant la marque d’une libération trop longtemps réprimée et le linge blanc, cet écrin soyeux qui souligne le velouté des chairs. J’observe d’ailleurs que Hayez, sans tenir compte du récit qui place l’intrigue vers midi, choisit de représenter l’aurore, vivante promesse d’éveil des sens que l’on devine dans le frémissement des arbres (fig.2)
Fig.2
Au fond, une telle interprétation semble d’autant moins fallacieuse qu’elle trouve précisément ses meilleurs arguments dans une part non négligeable de la production picturale de Francisco Hayez. Ainsi, les représentations complaisantes de ces amants affichant leurs étreintes voluptueuses, avec ce baiser (10), tableau devenu trop célèbre parce que réduisant à lui seul la gloire du peintre (fig.3), et le dernier baiser de Roméo et Juliette qui fit scandale pour sa connotation trop explicite.
Fig.3
Mais comment ignorer aussi ces figures dénudées, profondément émancipées, qui jalonnent son œuvre avec, pour ne mentionner que les plus accomplies, Loth et ses filles (11), Bethsabée au bain (12) et cette invraisemblable Venus jouant avec deux colombes, (fig.4) ?
Fig.4
Au cours de ce commentaire, les familiers de la peinture du XIXe siècle ont naturellement songé à établir un parallèle avec la baigneuse de Valpinçon (13, fig.5), tableau-manifeste de celui qui demeure la pierre angulaire de la peinture abstraite, au sens où l’entendait Léon Rosenthal. Avec ce modèle d’atelier, coiffé du premier chiffon venu, Ingres a sans doute exécuté le plus beau dos de l’histoire de la peinture. Il assume pleinement l’héritage, parfois antithétique, des Grecs et de Raphaël, mais c’est le Concert champêtre du Titien (14) qui constitue ici la référence la plus explicite. Ce dos, qui est paradoxalement devenu l’icône obligée de la féminité, touche à l’intemporel par son idéalisme. Et Lorsque Maurice Denis compare les femmes de Ingres à des monstres, ce n’est pas uniquement parce que le peintre ne craignait pas d’ajouter, ici une vertèbre, là un goitre, mais parce que ces femmes ne sont précisément plus des femmes mais des créatures qui trouvent leur propre cohérence dans l’imaginaire de leur démiurge. Dos un peu large, monolithique et solennel, qui s’inscrit dans une figure presque géométrique, et dont la verticale ne s’adoucit que par la courbe dessinée par le bras et la ligne du cou, désormais qualifiée d’ingresque. Ici, nulle trace de volupté de la chair mais la plus brillante préfiguration picturale de ce courant de pensée début de siècle où Victor Cousin annonce « la réaction abstraite et spiritualiste ».
Fig. 5 et 6
Si, en effet, la figure de Suzanne (fig. 6) reprend la pose de la baigneuse de Valpinçon, l’esprit demeure tout autre.
Inclinaison du corps plus prononcée, rotondité volumétrique des fesses et de la cuisse accusée par le dégradé du modelé, large bassin, taille profondément échancrée, soin extrême accordé au profil découpé de l’abdomen et du sein, chair non plus dorée mais laiteuse ; plus de turban mais des cheveux dénoués, plus de bras enserrés dans quelque linge mais des membres musculeux qui épousent la lumière : nous sommes bien en présence d’une peinture de l’incarnation, vivant support du désir.
NOTES
1. 1827, Tremezzo, Villa Carlotta.
2. 1842, Florence, Palazzo Pitti.
3. 1830, Trente, Palazzo delle Albere.
4. 1827, Milan, Museo Poldi-Pezzoli.
5. 1867, Venise, Galleria d’Arte Moderna.
6. « C’est ainsi qu’en étant plongés comme dans la nuit vous ne voyez rien; mais en sortant de l’eau vous vous retrouviez comme le jour. Dans un même moment vous mouriez et vous naissiez. Cette eau de salut est devenue à la fois votre sépulture et votre mère ».
Catéchèse mystagogique, II, 4.
7. Si le parallèle avec Venus accuse un irrémédiable dévoiement du thème, celui avec Diane, offre un rapprochement intéressant: figure tutélaire des jeunes filles, elle demeure l’expression mythologique la plus affirmée de la virginité.
8. On peut néanmoins observer une certaine mitoyenneté avec les Nazaréens. A ce propos, voir Les croisés assoiffés près de Jérusalem (1836-1850, Turin, Palazzo Reale).
9. Fruit d’un processus d’assimilation autant que d’une épuration du champ discursif, la radicale économie de moyens opérée par Hayez rend la présence des vieillards tout à fait inutile en les confondant avec le point de vue de l’observateur.
10. 1859, Milan, Pinacothèque de Brera.
11. 1833, collection privée.
12. 1834, Lugano, collection privée.
13. 1808, Paris, Louvre.
14. Vers 1510, Paris, Louvre.