SUZANNE ET LES VIEILLARDS de Lorenzo LOTTO

 

 

 

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    1517, Florence, Offices. Bois, 66x51cm
   

       Au sein du courant humaniste, il existe tout un peuple d’artistes dont le goût prononcé pour l’étrangeté ou la bizarrerie a fixé la notoriété. Ainsi Piero di Cosimo, sans doute le plus attachant, mais aussi Beccafumi, Dosso Dossi ou Bassano ont largement débordé du concept de varietas édicté par Alberti, lequel apprécie la valeur esthétique et morale d’une œuvre en fonction de son équilibre, les facultés de l’imagination ne devant pas nuire à la lisibilité du sujet.
                         
      A certains égards, Lorenzo Lotto se rattache à cette nébuleuse de peintres coutumiers de l’extravagance et à propos desquels Vasari ne ménageait pas toujours les critiques. Que l’on songe seulement à l’Annonciation de Recanati(1) où Lotto se livre à une passionnante relecture du thème. C’est pourquoi, au-delà de son solide métier issu de l’école vénitienne (qualité du modelé, douceur atmosphérique du paysage) ce qui retient ici  mon intérêt est autre chose, cette autre chose que Théophile Gautier puis Baudelaire ont fini par considérer comme une redéfinition subjective du regard. Pour le premier, le beau ne répond plus au critère de l’utile, cher à Stendhal,  mais de la gratuité ; pour le second, qui cherche à « transformer sa volupté en connaissance » la perception de l’art, individuelle dans sa vocation, reste tributaire des émotions, elles-mêmes filles des sensations. Regarder aujourd’hui les tableaux de Lotto c’est donc faire siens les avatars séculaires de la sensibilité et du jugement. 

      Mais Lotto  appartient à ces peintres qui ont su faire du neuf avec de l’ancien et les solutions narratives trouvées ici  dénotent un véritable attachement au Quattrocento,  voire à la peinture médiévale.                                          
       Ainsi, ce procédé selon lequel plusieurs scènes peuvent être représentées sur une surface unifiée, chacune d’elles correspondant à une séquence autonome. Ici, deux plans horizontaux  divisent  la composition. Au  premier plan, l’enclos à l’intérieur duquel Suzanne tente de se protéger de la lubricité des vieillards. Au deuxième plan, la même Suzanne traversant le jardin (lui aussi clôturé)  pour se rendre au bain. A ces deux espaces distincts qui répondent aux nécessités de l’action, s’ajoute un troisième plan  avec le château (fig.1) dont la signification déborde de la simple description d’un ensemble fortifié : ses bouches à feu horizontales semblent en effet comme de longs yeux mi-clos, muette allégorie de ce voyeurisme, élément catalyseur du récit.

                                            

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Fig.1  

      J’aime à croire que lors de son voyage romain de 1509, Lotto s’est arrêté à la Sainte Trinité de Florence car l’idée de placer sur le devant cet escalier qui mène au bain rappelle la confirmation de la règle franciscaine (2) où Ghirlandaio avait brillamment élaboré cette illusion de  profondeur (fig. 2). Chez Lotto, pourtant,  le procédé dépasse l’artifice scénique  propre à la peinture décorative et ses marches qui s’enfoncent dans ce qui peut ressembler à la béance d’une sépulture  agissent comme l’image métaphorique de l’épreuve que subit Suzanne.

 

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 Fig.2

      Parmi les réappropriations des poncifs du gothique international je relève, un peu intrigué, l’emploi ostentatoire de ces phylactères, tombés en désuétude en ce début de Cinquecento et que l’on pourrait qualifier ici de redondants. Dans son étude monographique, Peter Humphrey(3) tente d’expliquer leur présence en établissant un lien didactique entre la thématique de la justice et le commanditaire de l’œuvre, lequel semble avoir été lui-même  un homme de loi. Que disent ces phylactères ? Pour rétablir l’ordre du dialogue et demeurer fidèle aux sources,  il faut opérer de droite à gauche en commençant par les vieillards : « Nous l’avons vu fréquenter un jeune homme, si vous ne cédez pas, vous périrez de notre témoignage ».A ces menaces, Suzanne se lamente : « Je mourrai plutôt que de pécher, hélas ! » Le premier rappellerait donc la gravité du faux témoignage tandis que le second mettrait en exergue le désarroi de l’opprimée. La leçon, si elle vise à  l’édification du magistrat, reste un peu courte. On pourrait également supposer  qu’avec la mise en place d’un thème encore  peu courant dans la peinture italienne, Lotto a voulu éclairer la signification du récit, mais je préfère y voir la marque d’un caprice visuel, fantaisie qui définit bien l’expression de cette émancipation de l’artiste en ces temps nouveaux où les références à l’ancien ne procèdent plus d’une nécessité. Le tracé même de ces phylactères épouse la nature de leur contenu autant qu’il souligne  la psychologie des acteurs  et la réalité du drame: celui que le vieillard dresse, menaçant, tel un sabre ou un fouet, manifeste sa violente arrogance ; celui tenu par Suzanne, qui n’est pas sans évoquer la palme des martyrs, résume toute la fragilité de sa position. Mais lorsque je prends soin de les considérer de gauche à droite, je constate que ces phylactères dessinent dans leur envolée un arc de cercle, qui, partant d’une demi ellipse, se resserre progressivement au point de s’encastrer dans l’arc en plein cintre de la porte menant au jardin, au seuil de laquelle se tiennent les serviteurs (fig.3). En utilisant ainsi un tel procédé pour  le moins archaïque, Lotto parvient à joindre les éléments distincts du récit et opère la double transition spatiale (enclos-jardin) et narrative (exposition-intrigue). Mais transition ne signifie pas pour autant unification et, sur ce dernier point, Lotto semble éprouver un certain plaisir à éclater la chronologie des faits, obligeant le spectateur à reconstituer lui-même le sens de la lecture.
 

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  Fig.3
   

    Lorsque que je mattarde sur la figure principale, je reste aussi un peu interdit devant cette femme dénuée de charme, au visage  ingrat et à la pose trop lourde. Et que dire de la silhouette massive, presque monolithique, de la même Suzanne  traversant le jardin à l’arrière plan? Puisqu’il ne s’agit pas de contester  les aptitudes de  Lotto à rendre la beauté féminine(4) nous avons donc bien affaire à un parti pris qui apporte une contribution supplémentaire à cet archaïsme, déjà noté, dans la représentation. Il faut rappeler qu’en ce début de XVIe siècle, le motif de Suzanne et les vieillards, assez marginal,  opère une gestation iconographique qui n’a pas encore subi ce glissement vers la peinture de genre, où la figure charnellement magnifiée de l’héroïne, accapare progressivement  la surface peinte, réduisant ainsi celles des vieillards à la pantomime sylvestre du voyeurisme(5).A cet égard, l’évolution de l’intitulé même du sujet(Suzanne au bain supplantant dès le XVIIe siècle Suzanne et les vieillards)traduit bien son inévitable désacralisation.
      En 1517, Lotto, qui ne pouvait disposer de ces références picturales pour aborder le thème, ne formule pas explicitement cette lecture distanciée mais semble au contraire avaliser la dimension  édifiante du texte prophétique en faisant du personnage  calomnié de Suzanne une sorte de pendant féminin de celui de Job qui n’avait précisément obtenu la reconnaissance des siens qu’après une douloureuse série d’humiliations. Dès lors, on comprend mieux pourquoi Lotto n’a pas souhaité peindre une femme séduisante : étroitement soumise à  sa dimension symbolique, Suzanne incarne aux yeux de l’Eglise la chasteté,  notion certes complexe, mais qui oblitère néanmoins toute  forme de sensualité. Ainsi les traits ingrats de cette femme bafouée et harcelée demeurent bien ceux d’une créature tout entière circonscrite au plan divin et nécessairement  soustraite au désir humain du point de vue du spectateur. Corroborant cette lecture strictement religieuse, les mules échasses de Venise renvoient ici au fameux passage de l’Exode où il est précisé qu’il faut ôter ses sandales avant d’accéder à  un lieu sacré(6).              
   
      Mais Lotto demeure bien ce peintre excentrique et insolite adepte des «détournements iconographiques » comme l’écrit Jacques Bonnet(7) et malgré son application presque anachronique à poursuivre la tradition,  il ne peut s’empêcher de dévoyer subrepticement  le sens originel du sujet, ce qui permet naturellement les interprétations les plus audacieuses sinon les plus saugrenues. Ainsi, Maurice Brock(8), ne craint pas de reconnaitre dans les chaussons mauves, placés sur la troisième marche, des chaussures d’hommes, cautionnant de ce fait l’accusation calomnieuse selon laquelle Suzanne aurait bien eu des relations illégitimes. On peut émettre de sérieux doutes sur de telles assertions qui restent  spéculatives dans la mesure où elles systématisent les contenus  supposés symboliques  afin de radicaliser une thèse qui procède davantage du manifeste, dans son discours persuasif, que de l’observation réelle.
      Mais sans accréditer les allégations de Brock, je peux au moins reconnaitre dans l’attention et le soin accordés à ses linges épars, un moyen  allusif destiné à contourner la sobriété de la trame narrative(fig.4).Plus sensuels que Suzanne elle-même, ces vêtements, contiennent  bien une dimension suggestive aux puissants effets  chromatiques et plastiques, presque tactiles, avec ces étoffes qui, à l’image d’un madrépore ou autre  créature marine, nous offrent le moelleux  de ses  ondulations et de ses pores, le blanc laiteux le disputant au jaune et au rouge vermillon(9). 

  

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 Fig.4

 

 Ce tableau résultant   d’une commande privée et aux dimensions bien modestes n’avait certes pas la prétention d’imposer une typologie iconographique au thème de  Suzanne et les vieillards et il n’a d’ailleurs pas entrainé de postérité particulière. Ainsi, sur le plan spatial, la plupart des versions ultérieures n’ont pas retenu cette profondeur de champ, préférant cadrer au plus près les protagonistes (10)dont le nombre s’est progressivement réduit aux trois principaux. Mais ce sont finalement  les contradictions psychologiques et factuelles (au sens de la prise en compte du récit), consciemment énoncées par Lotto qui le vouent à la marginalité. Alors qu’il entend pérenniser  formellement la symbolique religieuse, il la vide insidieusement  de sa signification en multipliant les transgressions.

      En définitive, tout est équivoque dans ce tableau, avec le jeu de portes, tantôt ouvertes, tantôt fermées(ce qui rend caduque la vraisemblance de l’intrigue), ces témoins qui, loin de manifester la moindre compassion,  se pressent( au point  de se déformer les mains) pour mieux profiter de l’aubaine, ces deux  vieillards enfin, qui apparaissent au contraire dans la force de l’âge(seul exemple à ma connaissance dans la représentation du sujet) et qui se livrent dans de curieux effets de manche, à quelque ballet théâtral.   

      1517 .Léonard, comblé d’honneur au Clos Lucé, n’a que trois ans à vivre, Raphael entame avec La transfiguration son ultime chef-d’œuvre et Michel-Ange, qui  a déjà fini le plafond de la chapelle Sixtine, va traumatiser la peinture pour des siècles. Les glorieuses décennies du temps des génies s’achèvent, laissant aux  artistes de l’Italie comme de l’Europe entière l’inestimable legs  que constitue l’émancipation de leur individualité.

       Dans ce Cinquecento où tout semble désormais possible, Lorenzo Lotto, peintre de l’étrange et de l’imprévisible, loin du classicisme héroïque de ses illustres devanciers, s’adonnent avec Suzanne et les vieillards à ses incongruités  où le caprice s’érige en art. Et je retrouve ici l’esprit de Théophile Gautier qui clamait, faussement ingénu,  dans sa préface de Mademoiselle de Maupin : « Y a-t-il quelque chose d’absolument utile sur cette terre et dans cette vie où nous sommes ?» 
     
NOTES
 
1. Recanati, pinacothèque municipale, vers 1434-1435.
2. Florence, Sainte Trinité, chapelle Sassetti, vers 1485.
3. Peter Humphrey, Lorenzo Lotto, Gallimard, 1997.
4. Parmi ses nombreuses vierges, celle du Mariage mystique de sainte Catherine (Bergame, Accademia Carrara, 1523) à valeur d’argumentaire.
5. Difficile de ne pas mentionner le chef-d’œuvre monumental du  Tintoret qui mériterait à lui seul un ouvrage. (Suzanne et les vieillards, Vienne, Kunsthistorisches  Museum, vers 1555).
6. On peut observer le même attribut iconographique dans le Portrait des époux Arnolfini de Van Eyck, Londres, National Gallery, 1434.
7. Jacques Bonnet, Lorenzo Lotto, Adam Biro, 1996.
8. Maurice Brock, Symboles de la Renaissance, 3, 1990.
9. Bien plus tard, Courbet dans son énigmatique allégorie de l’atelier du peintre (1855, Musée d’Orsay) accorde à la robe froissée, au pied de son modèle, la même charge érotique.
10. Ce que l’on retrouve de façon constante  dans la peinture flamande, plus précisément anversoise, avec Van Dyck, Jordaens ou Rubens  par exemple.

 

 

 

 

 

 

 

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