Mel RAMOS

 

 

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Lucky Lulu Blonde, 1965.Huile sur toile,122x101cm.

 

Avec Ed Ruscha et Wayne Thiebaud, Mel Ramos fait sans doute partie des représentants les plus significatifs de la Côte Ouest, cette « Arcadie tropicale » selon l’heureuse formule de Robert Rosenblum, parce que, vue de New York, la Californie des années Soixante, c’est surtout le paradis ensoleillé des images. Images rutilantes d’Hollywood et de ces publicités géantes qui s’étalent le long des highways bitumées, mais, plus largement, images qui attestent d’un goût inné pour l’émancipation, fille naturelle d’une société dévoreuse de loisirs.
      De fait, Mel Ramos, lui-même inlassable producteur d’images, en participant sans complexe à la liquidation des valeurs puritaines issues de la première Amérique, et tout en intégrant la double référence des objets de consommation de masse et de l’entertainment (mot finalement intraduisible en français),  assume pleinement la composante sexuelle de cette libération.

      A l’évidence, la sensualité, pour ne pas dire le sensualisme, de Ramos, s’inscrit dans le contexte évolutif de la West Coast School, qui, sous la férule de son chef de file Richard Diebenkorn, dès le début des années Cinquante a toujours accordé une place privilégiée à la figure humaine en tant que support à part entière de plasticité. Mais, pour me limiter au pop art, il suffirait d’établir un parallèle entre les compositions contemporaines du Newyorkais Lichtenstein et du californien Ramos autour d’un même thème – la bande dessinée –  pour mettre en lumière des différences qui, dépassant le simple aspect formel, traduisent finalement   des divergences profondes quant aux aspirations d’un même courant. Le premier, développe à partir de la fameuse exposition chez Léo Castelli en 1961, une représentation aseptisée sur le mode de la sérigraphie  en  limitant  le chromatisme aux couleurs primaires et en insistant sur les contours, sans oublier les bulles entérinant l’ineptie de l’intrigue. Dans l’esprit de son auteur, il s’agit naturellement de vider l’image de tout contenu émotionnel. Démarche purement conceptuelle (du moins pour ces années soixante car après, c’est autre chose) qui trahit d’ailleurs, dans son refus de la matière et de la corporéité, un je ne sais quoi de puritanisme masqué sous le voile de la dérision.

 

Vicky, 1964,

Fig.1. Vicky, 1964.

     Ramos quant à lui, s’il partage avec Lichtenstein l’agrandissement du format pour inciter le spectateur à voir autrement  cette imagerie de série, rejette résolument le postulat de la standardisation pour manifester un attachement évident à une conception plus traditionnelle du métier(fig.2). Les  super héros, Captain Midnight ou Batman,  qu’il met en scène  comme de nouvelles icônes (selon l’expression consacrée), libérés de la surcharge des bulles et amplement traités à coup de pinceau-brosse dans une gamme chromatique qui déborde des simples couleurs primaires, révèlent, par l’intérêt accordé à la riche facture, une approche bien plus matiériste que conceptuelle.  

 

Fig.2 Hawkman

Fig.2. Hawkman, 1962.

 

      Au cours de l’année 1963, Ramos qui poursuit son travail sur les supports  de la mythologie populaire américaine, va rapidement délaisser le modèle masculin du super héros pour se consacrer exclusivement (et pour longtemps !) à la figuration féminine, en l’occurrence, la représentation fantasmée de reines exotiques telles que  Fantomah, Sheena , ou Pha, white goddess. Erotisme primaire et bon marché que celui de ces rondeurs  exacerbées, à peine dissimulées sous des tenues de pacotilles(fig.3).

 

devil doll

Fig.3. Devil doll, 1963.

      Si l’on souhaite envisager ces  toiles comme une contribution à l’entreprise de distanciation chère au pop art, ces héroïnes de cabaret un peu miteux – mais qui ne sont ni plus ni moins que la transcription fidèle de ces innombrables illustrés pour garçons attardés – doivent naturellement être appréhendées sous l’angle de la dérision, notion certes un peu usée aujourd’hui mais qui demeure bien l’un des ressorts majeurs du mouvement. On aurait en effet quelque peine à oublier l’antienne : puisqu’il ne reconnait plus à l’art des musées la moindre légitimité, le pop art entend bien accorder à la plus banale expression  de la société de consommation, le statut d’œuvre d’art à part entière. En transposant ainsi d’insignifiantes couvertures ou vignettes de comics sur  des toiles de chevalet, noble support de la peinture à l’huile, Ramos répond donc parfaitement au double critère de réévaluation-transgression.Mais, à y regarder de plus près, la facture de ces héroïnes dénotant un soin nouveau accordé au modelé, atteste d’une évolution qui  contraste singulièrement avec le traitement de leurs homologues masculins, où l’on devinait aisément, derrière la touche un peu nerveuse de la brosse, un semblant d’impatience. De toute évidence, au-delà du propos critique, Ramos éprouve un  plaisir non dissimulé à peindre des héroïnes dont l’unique aventure se résume au striptease à venir.
       Ainsi, avant même les œuvres de la maturité, la peinture de Mel Ramos avec la série des comics, semble s’inscrire sous le signe d’une certaine ambiguïté, et ce, en raison même du caractère explicite de sa démarche : « Mes travaux sont très proches du dessin publicitaire car ils s’écartent de l’intellectualisme et disent directement ce qu’ils ont à dire».Franche revendication d’une lecture de l’immédiateté, au fond peu novatrice elle-même, mais qui va désormais entretenir une relation particulière avec le pop art, dont les enjeux, relèvent précisément du regard distancié. 
 
  

      Parce que la contribution la plus efficace –et la plus tapageuse – de Mel Ramos au pop art, en tout cas, celle que la critique puis l’histoire de l’art ont définitivement retenue quelque soit l’évolution ultérieure de l’auteur, ce sont ces ravissantes filles nues, plantureuses et peu farouches, playmates  de calendriers de charme et systématiquement combinées à des objets de consommation de masse, de nature essentiellement alimentaire. Combinaison qui répond à un double schéma quasi invariable : d’une part, la superposition de la figure féminine (toujours isolée, sauf dans les œuvres plus tardives) qui se détache sur un fond, parfois très coloré, pour ne pas dire, rutilant, où s’inscrit le nom du produit commercial et dont la typographie répond fidèlement à celle de la marque déposée ( fig.4 ). Sur ce dernier point, la comparaison avec l’œuvre de Robert Indiana met en lumière une approche bien différente quant à la réappropriation des lettres dans la peinture. Lorsque l’auteur des innombrables variations de Love modifie les caractères ou coupe les mots, c’est pour leur accorder, au delà  de la simple charge polémique (qu’est-ce que l’art, etc.), une autonomie signifiante de l’objet représenté. Chez Ramos au contraire,  le soin extrême apporté à la retranscription de ces marques commerciales, tend rapidement à une lecture littérale ou le deuxième degré ne va pas nécessairement de soi.

 

Fig. 4 Chiquita 1978

Fig.4.Chiquita, 1964.

 

      D’autre part, l’imbrication dans le produit alimentaire lui-même de la playmate, qui en jaillit littéralement, opère comme le prolongement franchement explicite de tous nos  appétits (outre Chiquita, voyez aussi Candy, fig.5, mais aussi Miss Corn Flakes, fig.6).

 

Candy 1965

Fig.5. Candy, 1965

 

Miss Corn Flakes fig.6

Fig.6. Miss Corn Flakes, 1964.

 

    Le nu d’atelier et ses conventions de pruderie se trouvent irrémédiablement balayées par l’intrusion festive du nu intégral, dont l’emploi désormais systématique, constitue finalement un cas sans précédent dans l’histoire de la peinture. Aux yeux des collectionneurs(les premiers à s’enthousiasmer) et de la critique (plus méfiante au début), Mel Ramos semble en effet ajouter une catégorie bien particulière au genre: le nu californien.
      Invention pour la peinture seulement, parce que ces jolies filles aux formes épanouies, qui n’éprouvent aucune réticence à afficher les marques du bronzage (ultime coup de grâce au nu traditionnel) et qui manifestent un consentement absolu à nos desseins les plus intimes, ce sont évidemment les créatures de Playboy, fondé par Hugh Hefner dès 1953, magazine qui reste pour Mel Ramos, la source quasi unique de ses emprunts formels (voir l’appendice de cet article). 

      
      Ramos, que les origines latines semblent prédisposer à un certain regard sur le beau sexe, aurait-il tout simplement succombé au plaisir d’une narration visuelle née de la sollicitation de ses désirs? Et l’option de l’hyperréalisme, retenue ici, qui s’approprie les techniques du support publicitaire, avalise-t-il seulement le discours polémique et distancié ? On à peine à le croire. Ainsi, avec Banana Split, lorsqu’il installe confortablement une playmate dans une coupe de fruits et de chocolat fondant, comme faisant partie du dessert, Ramos néglige la moindre référence à un produit commercial, pour satisfaire exclusivement l’instrumentalisation de la femme en tant qu’objet de consommation à part entière.

 

Banana split fig.7

 Fig.7. Banana Split, 1971.

   Que dire en effet des séries ultérieures qui semblent entériner la vacuité du propos sous le prétexte décidemment trop fallacieux du détournement, comme ces standards revisités (le terme un peu cru reflète bien les préoccupations de Ramos) de la peinture des musées. Mais  ces pastiches criards de Vélasquez, Boucher, Ingres (fig.8) ou Modigliani, s’ils dénotent une incontestable habileté, aboutissent à l’expression parodique de l’auteur lui-même.

 

Ingres fig.8

Fig.8. Nude brunette, 1965

      Dans les années quatre-vingt, Ramos n’éprouve plus aucun besoin de justifier par une quelconque entreprise de distanciation critique son inclination naturelle à l’endroit des jolies femmes. Avec son Nu descendant un escalier (fig.9), tableau procédant d’un retour somme toute prévisible au nu d’atelier puisque l’escalier en question correspond à celui de son studio de travail, Ramos, tout étourdi de sa propre virtuosité, semble nous dire «  voyez comme j’ai encore progressé ! Je suis celui qui peint le mieux les plus belles femmes du monde et je vous invite aujourd’hui à compter les poils de sa magnifique toison pubienne… ». Sollicitation au demeurant très agréable mais qui n’a plus grand-chose à voir avec le mouvement du pop art, en dépit des assertions de Robert Rosenblum qui, en inscrivant le tableau dans la filiation du fameux nu de Duchamp (en fait, c’est surtout Gerhard Richter, mais peu importe) s’obstine à cautionner par le petit jeu des références culturelles,  un tableau qui relève surtout du kitch absolu. 
 

Leta fig.9

Fig.9. Nude descending a staircase , 1989.

 

     Dès lors, faut-il s’étonner qu’au terme de son parcours, Mel Ramos, devenu une sommité très prisée du marché policé des galeries et des musées, succombe à une autre tentation : celle de l’autocitation, sous la forme, non plus d’une énième représentation picturale toujours aussi léchée et impeccable, mais de la reproduction en trois dimensions de ses  icônes favorites? Aboutissement d’un rêve obsessionnel de teenager, qui s’étalent sur plusieurs décennies, ces poupées inscrites dans la fibre de verre pour l’éternité, (fig.10)  comme le seraient des fleurs artificielles, par un renversement des valeurs au fond bien prévisible, sollicitent de leurs charmes un public , désormais oublieux des fondements du pop art, à qui Mel Ramos semble glisser à l’oreille : « Encore plus difficile ! ».Ou plus consommable ?       

 chiquita, fig.10

Fig.10.Chiquita banana, 2007.

 

      ANNEXE : LES MODELES DE MEL RAMOS

 

      Mais quelle est donc cette « fange visuelle », selon la malheureuse expression de Robert Rosenblum, qui depuis quarante ans, sert de supports aux icônes du pop art californien pour que la critique d’art manifeste une indifférence toujours aussi marquée à l’égard de l’identité de ses modèles ? Ostracisme au demeurant bien désolant, qui prétend se justifier par la trivialité du support , en l’occurrence les playmates du fameux calendrier du magazine Playboy.
     
      Sans m’étendre ici sur la pudibonderie inhérente à l’histoire de l’art, phagocytée par l’inepte  notion du bon goût – ce qui ne manque pas de piquant concernant la vocation du pop art !- je voudrais simplement conclure par un hommage appuyé à l’adresse de ces jolies femmes des Sixties, pourvues d’une plastique avantageuse et devenues aujourd’hui de paisibles grand-mères nostalgiques d’une époque révolue, où l’érotisme savait encore cultiver le plaisir du désir plutôt que son accomplissement.

      Sharon Rogers, Carrie Enwright, Maria Mc Bane, Gale Olson, sans oublier la plus attachante de toutes, parce que dotée d’un charme si naturel, Sally Duberson, je vous salue!
      Ceux qui prétendent, au nom du sacro-saint regard distancié de la sociologie de l’art, vous réduire à la quintessence de la vulgarité, ont décidément oublié le sel de la vie. 

      Mel Ramos, sans nul doute le plus ingrat, prétend vous avoir inventées? Mais c’est vous-mêmes  qui avez inventé Mel Ramos!

 

Sally_Duberson_

Sally Duberson, Miss janvier 1965

 

Sally duberson 1965 3

Lola Cola, 1972

 

Sally_Duberson_2 

Sally Duberson 

 

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A.C Annie, 1971 

Sally duberson 1965

Sally Duberson

 

Playmate

Micronite Mary, 1965

 

Toni Ann Thomas 1963

Toni Ann Thomas, Miss février 1963

 

Miss fruit salad 1965

Miss fruit salad, 1965

 

 Sharon Rogers

 Sharon Rogers, Miss janvier 1964.Voir fig.6: Miss Corn Flakes

 

 

 Maria Mc Bane

 Maria Mc Bane, Miss mai 1965.Voir haut de page:Lucky Lulu Blonde

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comments
4 Responses to “Mel RAMOS”
  1. Constance dit :

    Je ne pensais pas qu’il y avait tant de choses à dire sur cet artiste, cependant je ne l’aime toujours pas! Son idée de la femme en tant qu’objet de consommation doit certainement amuser beaucoup d’hommes quant à moi, elle me laisse très froide. Et puis, comme tu le dis si bien dans ton appendice, il a négligé de rendre hommage à ses modèles, ce n’est sans doute pas la caractéristique d’un homme qui aimait les femmes. Les peintres de pin ups classiques les aimaient davantage. Mais pour revenir à ton article, il est décidément très intéressant. Petite note : « cultiver le plaisir du désir plutôt que son accomplissement », une phrase qui signifie beaucoup de choses et qui est rédigée à la manière des poètes plus que des philosophes…

  2. delapeinture dit :

    Très sympatique de constater que le premier commentaire à propos de ce billet provienne de l’une des plus gracieuses représentantes de la gent féminine! Mais Constance, avec la simplicité profonde des formules lapidaires, nous dit que Ramos n’aime pas les femmes. Elle a bien raison. Elle ajoute, en oubliant un peu que ce n’est pas le propos véritable de Mel Ramos, que ce sont Al Buell, Elvgren et Moran, qui ont rendu hommage aux femmes. Sans aucun doute ! Mais quelles femmes? En vérité, la question de la pin up américaine mériterait un plus ample développement. Je promets à Constance d’écrire un article sur le sujet !

  3. Laure Gerbaud dit :

    Un régal, votre article! Comme les autres du reste! Je n’ai pas fini de tout lire mais cela ne saurait tarder.
    J’attends avec impatience votre article sur la pin up américaine.
    Merci de nous faire partager vos connaissances mais surtout votre vision personnelle des choses et… votre humour.

  4. delapeinture dit :

    C’est beaucoup de compliments,Laure!Pour l’humour, par exemple, en relisant la plupart de ces billets, je me trouve souvent un peu trop grave et solennel… Concernant la pin up américaine,j’écris justement un article sur le formidable Fritz Willis qui sortira en avril. A bientôt sur votre blog!François

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