LE CHATEAU DE L’AMERIQUE de MARGARET

 

LE CHATEAU DE L'AMERIQUE2007, feutre et crayons de couleur sur papier, 29x21cm.

 

      Il ne s’agit pas d’un dessin d’enfant mais d’un dessin de Margaret, qui est une enfant âgée de 5 ans(1). Le dessin d’enfant, c’est une invention d’adulte, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes. Un enfant qui vous offre un dessin ne vous dira jamais « voici un dessin d’enfant que j’ai fait pour toi » mais « j’ai fait un dessin pour toi » ou, plus simplement, « c’est pour toi ».  
      Il faut prêter attention au support employé parce qu’un support, choisi ou accidentel, détermine une grande part de la création elle-même. Pour dessiner Le Château de l’Amérique (1) Margaret a récupéré le revers d’une feuille de brouillon de format A4, sortie de l’imprimante. En utilisant un papier aussi ordinaire, elle échappe ainsi à la solennité un peu inhibante du grand rectangle blanc de la feuille Canson, la médiocrité du support émancipant toujours les facultés créatrices, comme l’attestent, par exemple, ces ostraca de l’Egypte ancienne, vulgaires tessons sur lesquels la main anonyme laissait libre cours à sa fantaisie (2, fig. 1).
 

Le Château, fig.1

Fig.1

Mais le trait caractéristique d’un brouillon, c’est de contenir une histoire qui lui est propre, faite de notes, de ratures ou de chiffres, que son inévitable péremption condamne, à plus ou moins brève échéance. Sauf, qu’avant même d’entamer son dessin, Margaret a aussi participé à l’histoire de ce brouillon en réalisant, à côté d’une colonne de données statistiques, le pochoir d’un grand papillon. Acte ludique et gratuit qui va pourtant conditionner le dessin lui-même, au moins sur trois points, parce que le pochoir sur lequel Margaret a insisté transparait très visiblement sur le côté du Château de l’Amérique. Le papillon modifie déjà le sens de la feuille en opérant un glissement de la verticalité (la feuille imprimée) à l’horizontalité ; il établit aussi une structure préalable à l’axialité de la composition ; enfin, ce papillon si nettement visible au travers de la feuille, que Margaret avait sans cesse sous les yeux lorsqu’elle  dessinait, va l’amener à en concevoir un autre dans son dessin.

Margaret, esprit logique, affectionne le chiffre pair et ses multiples. De fait, toute la construction du dessin se trouve soumise à la rigueur mathématique.  Rigueur de la linéarité (de gauche à droite, suivant notre mode ordinaire de lecture, on peut voir quatre fleurs, puis cinq drapeaux, enfin, six fleurs), mais aussi rigueur de la symétrie : le château, avec ses deux tours de chaque côté, coiffées de drapeaux américains, tous identiques, qui flottent par doublons divergents, le cinquième posé exactement sur le merlon du milieu, c’est-à-dire  au centre de l’édifice. Sur chacune des tours, quatre fenêtres disposées verticalement. Enfin, si je regarde les fleurs, je relève une rigoureuse alternance, rythmée par les fleurs rouges aux trois pétales. Car cet équilibre structurel s’accompagne d’un usage pertinent des couleurs : sans avoir lu les théoriciens de la peinture classique (laissons-lui le temps), Margaret associe avec bonheur les couleurs chaudes et les couleurs froides. Mais l’esprit de mesure et d’équilibre serait chose vaine s’il ne servait pas la varietas, essentielle à la figuration,  marque de la singularité de l’auteure dans tous les recoins de ses caprices. Varietas qui suppose l’observation de la nature –« on n’invente qu’en imitant» disait Alain –  comme en témoigne la complexité de ces fleurs qui renvoient à celles qu’Andrew, le père de Margaret, venait de planter dans le jardin. Mais surtout, prêtez attention à ces tiges que beaucoup d’enfants auraient dessinées comme des segments verticaux : Margaret choisit la chorégraphie avec cette ondulation dont le rythme serpentin attenue la sévérité des lignes du château.

      Mais de quel château s’agit-il ? Avec ses hautes tours massives, la recherche d’une isocéphalie des élévations et la symétrie déjà soulignée de l’ensemble, celui-ci  ne peut guère ressembler au célèbre logo de Walt Disney. En vérité, ce château, pour son auteure comme pour nous-mêmes, est inaccessible. Comment soulever, en effet, la lourde herse qui clôture l’entrée principale ? Et comment atteindre ces fenêtres qui percent la muraille à une telle hauteur ?

       La petite Margaret a toujours vécu en France, sur la Côte d’Azur ; elle fait partie de ces enfants qui reçoivent chaque jour l’affection  de parents unis dans une même communauté de valeurs, plaçant celle de l’amour au dessus de toutes. Equilibre affectif qui conditionne naturellement l’épanouissement des facultés intellectuelles et stimule  les aptitudes créatrices, comme nous pouvons le vérifier avec ce dessin. Mais l’histoire à venir de chacun s’inscrit toujours un peu dans le passé des autres. Qu’en est-t—il des parents de Margaret ? Andrew, américain de la Nouvelle-Angleterre , en quittant son pays pour épouser Caroline, une Française, a épousé aussi la France. Après, comme souvent, il y a les enfants dont Margaret est l’ainée. Premières années passionnantes d’une enfance où l’assimilation  du bilinguisme s’inscrit plus largement sous le signe de la dualité des cultures. Mais le port d’attache de Margaret, c’est la France, et, au fil des ans, sa perception de l’Amérique, à mesure qu’elle se précise et s’enrichit de nouveaux éléments, se double de la prise de conscience, un peu contrariante, qu’un lien physique et immédiat avec un pays si éloigné s’avère impossible.
       Et c’est bien ainsi qu’il faut envisager ce château pavoisé aux couleurs de l’Amérique, littéralement hors de portée. Château, au fond, moins sévère dans son apparence que dans l’enjeu qu’il sous-tend. Plus précisément, Margaret décompose le château sur le mode de la verticalité, lequel induit le mouvement ascensionnel, en deux parties distinctes. Le niveau inférieur, d’abord, avec ses murailles aveugles, surfaces lisses et blanches où la vacuité renvoie à cette diffuse inquiétude, propre à l’attente (fig.2).
 

Le Château, fig.2

Fig.2

 Entre les deux registres, ce drapeau dessiné en rouge, différent des autres : inscrit au cœur de l’édifice, il résume toute l’incertitude d’une Amérique rêvée. Et puis la partie haute, remplie, colorée, qui, plutôt qu’une antithèse, participe au prolongement et à l’aboutissement du rêve de la petite Margaret (fig.3). Avec son feutre bleu, elle opère sa propre catharsis en multipliant les fenêtres – espace de transition dont la magie résulte des mythes du passage – et en pavoisant toutes les extrémités du Château de l’Amérique de ces drapeaux qui ont le rare privilège d’effleurer le bleu du ciel. Mais une enfant peut-elle toucher le ciel ?

Le Château, fig.3

Fig.3

      Alors, Margaret invente un papillon, heureuse réminiscence d’un pochoir inscrit au revers de la feuille, solution plus légère qu’une plume et qui pourtant, va résoudre toutes les équations (fig.4). Sans doute né parmi les fleurs du jardin familial, dont il épouse les ondulations, le voici qui prend son envol pour toucher de ses ailes le soleil et le ciel, mais aussi, les drapeaux tant désirés.
 

Le Château, fig. 4

Fig.4

 

 Notes

1. Le titre du Château de l’Amérique n’a pas été choisi par Margaret (qui ne lui en a donné aucun) mais par moi-même. Initiative, au demeurant peu aventureuse, que ce commentaire entend justifier. Sans doute, les psychanalystes auraient préféré comme titre, Le Château du père, tant les diverses manifestations du classique complexe œdipien sont évidentes ici. Mais puisque ce blog n’entend pas entériner sur le mode clinique les évidences de Breuer ou de Freud, mais préfère interroger les images, en tant que vectrices d’une salutaire maïeutique de l’esprit, je maintiens Le Château de l’Amérique, ne serait-ce que pour son invitation au voyage.
2. Ostracon égyptien, XIXe dynastie. Bruxelles, Musées Royaux d’Art et d’Histoire.

 

 
 

 

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