SUZANNE ET LES VIEILLARDS d’Artemisia GENTILESCHI

 

 

Suzanne et les vieillards

1610, coll. Schonborn, Pommersfelden.

      Voici une œuvre qui conduit le drame à l’essentiel. Artemisia Gentileschi, au demeurant bien jeune, assimile avec retenue le double héritage des leçons véristes du Caravage et de la peinture claire des Carrache. Rigueur et sobriété, construction et vérité.

      Dans ce tableau marqué par une puissante diagonale,  Suzanne occupe les deux-tiers de l’ensemble, laissant aux vieillards le dernier tiers supérieur. Cette division horizontale se double d’une illusion de champ avec le rebord de pierre sur lequel la baigneuse est assise. Celui-ci déborde du simple rôle de repoussoir visant à  accuser la profondeur et structure les principaux plans du récit .La lecture, sans faire l’objet d’anacoluthe,  pourrait ainsi se lire de bas en haut, chacune des séquences correspondant à un tiers de la composition, avec la figure de  Suzanne comme élément central, laquelle opère un raccourci espace-temps. 

 fig.1
   Fig.1

      Première séquence : Suzanne sortant du bain avec  ce mouvement   ascensionnel créé par le chevauchement des jambes et la torsion de l’ensemble du bassin qui valide la lecture d’un épisode autonome. Mais les muscles, tendus par un effort désordonné, trahissent  une vive émotion et le linge blanc qui s’enroule encore mollement  semble  prêt à glisser le long de la cuisse (fig.1).

 

fig.2

    Fig.2

     Seconde séquence : la violente intrusion des vieillards a jeté l’effroi chez Suzanne, effroi qui s’inscrit dans la gestuelle par le biais d’un contrapposto  si brutal  qu’il désarticule le modèle (fig.2).

       Cette séquence centrale  constitue bien la quintessence visuelle de l’épisode : loin de l’élégante douceur serpentine de Raphaël, la figure de Suzanne expose son malheureux corps à l’avidité des  regards. De fait,  notre héroïne est une femme désirable avec cette chevelure ondulée et dénouée, ces courbes toutes de rondeurs épanouies  jusqu’à ces plis encadrant l’abdomen qui soulignent la suavité des chairs. Alors que Lorenzo Lotto (1) avait choisi la représentation d’un modèle archaïque (femme au fond peu voluptueuse parce que réduite à la thématique symbolique), et qu’Alessandro Allori nous montrait sans guère de retenue la concrétisation d’évidents fantasme nés du récit (2, fig.3), Gentileschi   associe les données : tout en peignant le traumatisme d’une femme harcelée dans sa féminité, elle assume pleinement  l’érotisme inhérent au personnage. Le mouvement de ses bras indique non seulement  qu’elle a renoncé à préserver ce qui lui reste de pudeur mais aussi qu’elle cherche  à ne pas entendre les chuchotements sinistres de ses agresseurs. Ainsi, toute la partie centrale qui décrit le  corps comme objet de convoitise  nous renvoie à la séquence supérieure qui énonce l’esprit, tourmenté par cette parole annonciatrice de l’acte. 

 fig.3
 Fig.3

 fig.4
 Fig.4

     Troisième séquence: le chantage des vieillards  menaçant de faire comparaitre de faux témoins en cas de résistance (fig.4). Sordide complot à l’encontre des plus démunis. C’est ici le temps où la parole  devient ce glaive invisible  qui lui meurtrit le cou au point de faire ployer la tête, et Suzanne, dans sa déchéance, rejoint symétriquement  la figure d’Adam  de la Sixtine. Les mains dessinent un parallélogramme dont le côté supérieur manifeste l’agression et le coté  inférieur  exprime ce mélange de  refus et de défense. Mais il existe une autre figure géométrique et si l’on prête attention à ce quadrilatère élargi par la main gauche du protagoniste qui se penche sur son acolyte, on peut trouver les clefs du drame : en premier lieu, l’expression  de l’acte sexuel avec cette main qui s’emboite à distance avec celle de Suzanne (fig.5 et 6), ensuite le point central constitué par l’index qui de façon péremptoire appelle au silence. Pour accentuer l’idée d’intrusion, Gentileschi prend d’ailleurs soin de placer la tête du comploteur dans la partie supérieure de ce quadrilatère.   

fig.5

 Fig.5
      fig.6    
 Fig.6

     Tout entière soumise à la trame du récit, l’économie formelle des moyens se retrouve dans la sobre utilisation des couleurs, porteuses de significations symboliques. Surface dominée par des tonalités froides où   les chairs blêmes, comme surexposées à une lumière trop crue, se détachent sur le fond grisâtre de la pierre, analogie muette de la solitude et de l’épreuve (3). Opposition classique du rouge et du blanc. Et le ciel, d’un bleu délavé, suggère timidement  une  promesse de salut. 

                                                   
       Harcèlement, violence, lâcheté, loi du silence : ce sont bien les termes du viol que l’on retrouve ici et ils résonnent avec des accents prémonitoires car, lorsqu’elle peint Suzanne et les vieillards  dans l’atelier romain de son père Orazio,  Artemisia Gentileschi  alors âgée de dix-sept ans, n’a pas encore été la proie des  outrages  d’Agostino Tassi et du lamentable procès qui suivit. Les actes qui nous sont parvenus témoignent de l’humiliante et sordide procédure qui devait prouver son statut de victime. Eternelle histoire  du sexe faible, coupable de l’innocence. Depuis, et c’est justice, cette figure est progressivement devenue une icône de la sensibilité féministe, et certains observateurs n’ont d’ailleurs pas toujours su éviter une lecture trop littérale de son œuvre en mettant en exergue la fréquence du thème vengeur de Judith tranchant la tête d’Holopherne.

      Mais je voudrais simplement finir  par un silence, ce vrai silence qui demeure celui de la compassion pour Artemisia et de l’admiration pour cette peinture de  vérité.

Notes

1. 1517, Florence, Offices.
2. 1561, Dijon, Musée Magnin,
3. Les rinceaux qui apparaissent  derrière Suzanne peuvent aussi évoquer la palme des martyrs.

Comments
4 Responses to “SUZANNE ET LES VIEILLARDS d’Artemisia GENTILESCHI”
  1. delapeinture dit :

    Puisque la peinture appartient à tous, vous êtes ici chez vous!J’ai remarqué sur votre blog la très belle allégorie de Lorenzo Lippi,dont j’aimerais écrire un bref commentaire.A bientôt,donc! François

  2. myriam dit :

    merci pour votre aide
    comme a dit platon « bon vent » acte 4 scene 5

  3. Jean Doucet dit :

    Excellente démonstrations !
    C’est rare de dire autant de choses justes et intéressantes en si peu de mots ou d’échapper aux démonstrations souvent pompeuses et surévaluées de la peinture

  4. arttalkspodcast dit :

    Très très beau commentaire d’oeuvre…

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